Promenade avec Bernard Reichel

Alfred Berchtold, 1972

Il m’ arrive de ma promener avec Bernard Reichel. Piétons tous deux, nous sommes plutôt promeneurs dialogants que solitaires. Il m’arrive de faire avec cet ancien élève de Dalcroze, quelques pas qui ne sont plus tout à fait des « pas Jaques ». Et de ces entretiens ambulants, je rentre toujours enrichi, rafraîchi, revigoré. Car il y a en Bernard Reichel une force tonique que ressentent les choristes qui interprètent ses œuvres. Comment la définir ? Osera-t-on écrire ici qu’Alexandre Vinet, contemporain et ami de Toepffer, appelait cette force créatrice et régénératrice la candeur ? « Tout esprit droit, disait-il, est un esprit indépendant; la candeur produit l’originalité de la pensée ». Elle protège de la contagion, de l’entraînement, de cette course angoissée pour s’assurer une place bien en vue sur le « dernier bateau » en partance.

Sensible autant qu’un autre aux laideurs de la vie, aux scandales de l’injustice, Bernard Reichel n’a pas la bonté du faible, mais cette clarté du regard qui en appelle en quelque sorte au meilleur moi de son interlocuteur et qui nettoie l’atmosphère où s’établira l’ entretien. S’il a le sens de la nuance, le sens de l’ autre, l’ esprit d’ accueil, il a surtout le don de l’humour libérateur. Et l’on voudrait voir rééditer ses compositions graphiques (ses bandes dessinées) d’ un authentique héritier de Toepffer: Le Tombeau de Basile et Le Martyre de Sébastien conçues en collaboration avec Frank Martin et Eric Schmidt. Cet humour qui se manifestait déjà dans les Chants Indiens du festival du Locle en 1931, éclate, pétille dans ses Goethe-Lieder, notamment dans le chant des grenouilles et la Katzenpastete. Il lui permet de goûter comme elles le méritent les paraboles hassidiques, déconcertantes pour certaines âmes religieuses un peu timorées.

Bernard Reichel eut le bonheur de grandir dans une atmosphère spirituelle (morave) où le sens goethéen de la beauté n’ entra jamais en conflit avec les exigences morales, où au contraire l’éthique et l’esthétique faisaient le meilleur ménage du monde. Son père, pasteur épris de musique, lui apprit les premières notions de latin à partir du texte d’ une messe de Bach. Dans son art, le sens du service, la gravité n’ont pas tué – bien au contraire – l’instinct du jeu libérateur (allégresse d’un Divertimento !). Mais attention ! Jamais il ne confond l’humour qui vient du plus profond du cœur et l’ ironie, arme dangereuse de l’intellect. L’un remet doucement les choses en place, situe sujet et objet dans leur relativité et combat vaillamment les offensives de l’angoisse (« Reich mir das Glas, du Seelenstrost Humor », écrit Gottfried Keller dans son poème Lebendig begraben). L’ autre ne vise qu’à affirmer une supériorité factice sur un antagoniste humilié…

Maitres et amis

Aujourd’hui, on répète sur tous les tons que le premier service à rendre à la jeunesse est de développer son esprit critique. Bernard Reichel (peut-être parce qu’il est un créateur) a conservé intacte l’admirable faculté de contempler et d’admirer. Cet homme au franc-parler bienvenu évoque le souvenir de ses maîtres avec un profond respect. Il dit le « grand bonhomme » qu’était le Bâlois Hermann Suter, et tout l’enrichissement que lui ont apporté les leçons de Charles Faller, de Paul Brenner, de William Montillet et particulièrement de Jaques-Dalcroze, si accueillant à toute expression nouvelle, et qui sut créer autour de lui un climat d’ amitié stimulant et créateur.

Quelle joie pour Reichel de parler de Paul Boepple, ce maître improvisateur, qui lui révéla le Roi David d’Honegger à la création duquel il participait; d’ évoquer l’oeuvre de son ami Frank Martin ou celle du peintre Rodolphe Théophile Bosshard, son cousin germain. Le musicien parle du peintre, et je pense en l’entendant, à ma rencontre avec Bosshard, peu de temps avant sa mort, où je trouvais l’artiste vaudois profondément attentif à la retransmission d’une symphonie de Beethoven. Je pense aussi à la culture musicale de son ami, le sculpteur Henri Koenig, dont plusieurs œuvres ornent, à coté de celle de Bosshard, son intérieur.

« L’architecture est la musique des pierres ». Autant sans doute que la peinture, les grandes architectures de notre Occident chrétien et pré-chrétien ont ému Bernard Reichel. Le compositeur Ernst Levy lui fit découvrir les recoins les plus cachés de la cathédrale de Chartres. Lui-même a reconstitué cette cathédrale en un modèle réduit et peu de compliments, au sortir d’une audition de ses œuvres, lui ont fait sans doute autant de plaisir que cette question: « Vous avez vu Chartres, n’ est-ce pas ? ». D’ ailleurs, le mot « constructif » est important dans son vocabulaire.

L’Homme du Midi et l’Homme du Nord

Né à Neuchâtel, citoyen vaudois, ayant passé ses premiers mois à Montmirail, ses premières années à Lausanne, son adolescence et sa jeunesse au Locle, s’étant formé musicalement à Bâle, Paris et Genève, Bernard Reichel se sent « chez lui » dans toute la Suisse romande occidentale, mais aussi dans la vénérable ville hanséatique allemande de Lemgo et dans le terroir cévenol. D’origine allemande par son père et française (Région de Nîmes) par sa mère, il vit, à sa manière, différente de celle du Genevois d’adoption Charles-Victor de Bonstetten, le débat intérieur de l’Homme du Midi et de l’Homme du Nord. Mistral, Hugo, Goethe et Dickens comptent avec C.G. Jung et Teilhard de Chardin parmi ses auteurs de base. Il aime à citer le mot du poète du Mireille:
« Tel qui me laissera libre dans ma pensées, libre dans mon parler, libre dans ma voie, libre de m’épanouir conformément à ma nature, celui-là est mon ami, et je suis son compatriote. Mais celui qui me gênera dans ma manière d’être, mais celui qui se moquera de mes larmes ou de mon rire, mais celui qui me forcera de changer mon langage, qu’il aille au diable ! … »

Découvertes

Nous sommes aujourd’hui gavés de documents sonores et visuels. Encyclopédies, discothèques, collections de diapositives, livres d’art déversent sur nous simultanément tout les chefs-d’œuvre de toutes les civilisations. Or, une trop grande abondance transforme l’événement en fait divers. Au Locle, dans la jeunesse de Bernard Reichel, on pensait pendant six mois à la venue de l’Orchestre de Bâle. Que j’aime à entendre, dans nos promenades, le musicien évoquer les étapes d’une vie de labeur et de ferveur, et surtout les découvertes successives faites par cet enfant du siècle (oui, ce siècle avait un an…) des grands « phares » de la civilisation, qui lui apparaissaient successivement, à la faveur d’un déménagement, d’un voyage paternel à Rome, de l’arrivée au Locle de tel pianiste (Risler exécutant le Tombeau de Couperain), ou d’un « étranger dans la ville » d’une toute autre nature que celui de J. P. Zimmermann (c’était le Genevois Charles Faller, révolutionnant la vie musicale dans les montagnes horlogères!). La musique de chambre pratiquée au foyer paternel (comme dans la cure du grand-père de Jaques-Dalcroze) lui avait révélé les quatuors de Schubert et de Mozart; tout un hiver de travail l’avait fait pénétrer dans l’univers de la Passion selon Saint-Jean; Bâle, qui sifflait Debussy, lui donnait Wagner; l’Orchestre de la Suisse romande d’Ansermet, Ravel, Strawinssky, Honegger et tant d’œuvre toutes fraîches, agressives et insolites. Guillaume de Machaut apparaît à l’horizon de Reichel vers 1935… Ce ne sont pas les disques « haute fidélité » qui ménagent la rencontre avec l’œuvre nouvelle, mais le plus souvent, le lent et personnel travail sur la partition.

Bien avant vingt ans, Bernard Reichel se met à composer et fait office d’organiste aux Eplatures. En ces années de guerre, il n’y a pas de train le dimanche, et le trajet d’une heure en partant du Locle se fait souvent par moins de 20 degrés. Salubre apprentissage, et qui convient mieux au jeune homme que l’atelier de bijouterie tôt abandonné. Organiste, Reichel, le sera pendant près de 50 ans à Genève, au Petit-Saconnex d’abord, puis à Chêne-Bougeries et enfin aux Eaux-Vives, dont la paroisse reconnaissante l’a honoré en novembre 1969 par l’organisation d’une semaine consacrée à l’audition de ses œuvres.

L’orgue, pourrait-on dire, c’est la part de la tradition dans la vie de Bernard Reichel, c’est le contact avec le trésor des chorals du passé. L’enseignement, quant à lui, à l’Institut Jaques-Dalcroze et au Conservatoire, représente l’échange toujours renouvelé avec les générations « montantes », la transmission d’un message et d’une discipline, le regard dirigé vers l’avenir. D’ailleurs, n’est-ce pas avec son fils Daniel, musicien comme lui, qu’il se plaît tout particulièrement à discuter de problèmes de métier ?

L’artiste et son temps

Chartres, le choral luthérien, Schütz et Bach, Sweelinck, Guillaume de Machaut, Monteverdi, voilà, estimeront d’aucuns, des références bien lointaines. L’œuvre de Bernard Reichel, malgré l’influence sensible dans ses premières œuvres surtout, des témoins et champions de la modernité (on a vu l’impression faite sur le jeune homme par Ravel, Strawinsky, Honegger), ne représentent-t-elle pas à certains égards un défi de nos temps « malheurés » et stridents ? Ces chants de louanges, rayonnants comme des vitraux illuminés par le soleil, les grandes nappes d’harmonie de tel Magnificat ou Gloria emplissent nos temples et nos cathédrales de leur message de paix rendent-elles compte de la vérité de notre époque ?…

Ces questions me remettent en mémoire des pages saisissante de l’histoire du psautier alémanique d’Otto Lauterburg, où nous est rappelé que quelques-uns des plus purs cantiques du XVIIe siècle allemand sont nés précisément au cœur des années terrible de la Guerre de Trente ans – la guerre dévastatrice et absurde vécue par la Mère Courage de Brecht. Certes, il y a des artistes destinés à se faire les échos amplificateurs des bruits et des cris discordants du monde. Ils ont à peindre Guernica. Eux-mêmes, ou d’autres, ont à explorer aussi les voies non frayées de l’expression; ils ont à se lancer avec Appolinaire aux confins « de l’illimité et de l’avenir ». Ils ont peut-être à conquérir à l’art de leur temps des dissonances jusqu’ici insupportables et inacceptables. Mais tous n’ont pas même vocation.

Il est des hommes qui, passé le temps des premières curiosités, ne peuvent qu’obéir à la voix intérieure qui les oblige à demeurer fidèles à quelques grandes lois qui sont pour eux à la fois d’ordre éthique et d’ordre esthétique et techniques. Ayant assimilé ce qui, pour eux, des accents nouveaux était assimilable, ils ont à répondre à un autre grand besoin de l’homme d’aujourd’hui (à côté du besoin de nouveauté), à celui d’une continuité, d’une permanence essentielle. Il est en nous un besoin d’harmonie et d’unité malgré tout, contre tout, d’autant plus fort qu’il paraît davantage bafoué, un besoin d’accord au cœur des désaccords, un besoin d’Alleluia au creux des De profondis. Il nous faut des porteurs de joie, et, chaque années à nouveau, dans le tumulte du déconcertant aujourd’hui, notre cœur attend le chant désarmé du pipeau de Noël.

Ce Noël, pour le musicien, n’appartient pas au passé, au domaine de la nostalgie. Il est promesse et annonce. La marche à l’étoile est une marche vers le point Oméga, une affirmation quand même et contre tous de la vertu cardinale d’Espérance.

Mais pour que ce chant retentisse, il faut au préalable, un long et rigoureux apprentissage. Oui, comme le disait notre compatriote Itten à ses élèves du Bauhaus, pour que le message d’un Fra Angelico pût se transmettre dans sa pureté et sa spontanéité absolue, il fallait d’abord une maîtrise total de toutes les données techniques du métier.

Je pensais à toutes ces choses en entendant Reichel me parler des rapports de l’artistes avec son temps, de cette imprégnation inconsciente qui suffit à situer authentiquement une œuvre dans son époque. J’y pensais encore en entendant les accents émouvants de la Cantate psalmique (présentée par Boepple à New York) et en me rappelant l’impression si forte que m’avait faite, il y a quelques années, cette œuvre si concentrée, si intense dans sa rigueur sensible : Jeanne d’Arc, réalisée en collaboration avec Raymonde Gampert-Naville et Florence Séchehaye. Cette « évocation mimée » sur un texte remarquable révélait une des possibilités de la rythmique, pressentie déjà par Robert de Traz, comme par Jaques-Dalcroze et Adolphe Appia : l’expression dépouillée de toute anecdote inutile, l’incarnation d’une grande aventure humaine et spirituelle. Et je songeais alors, et je songe aujourd’hui à ce que pourrait être, réalisée dans le même esprit, une « évocation mimée » intitulée Pestalozzi.

Gloria

Une des premières œuvres composées par Bernard Reichel, en 1917, s’intitule Dies est laetitiae. Oui, on l’a vu, c’est à la Joie qu’est vouées l’œuvre d’un homme que l’épreuve n’a pas épargné. En le quittant, en songeant à tant de compositions où s’allient l’enthousiasme généreux et le sens de l’architecture, nous nous souvenons d’une de ses déclarations à Monique Laederach: « Les recherches rythmiques pour elle-mêmes ne m’ont pas spécialement intéressé. Dans mon esprit le rythme est toujours lié à la mélodie et à l’harmonie. Je conçois bien que dans le domaine du rythme pur il y ait des recherches passionnantes à faire… Ce qui importe pour moi au premier chef, c’est le rythme qui domine la construction totale, l’ensemble d’une pièce, l’épanouissement harmonieux des parties les unes par rapport aux autres. J’aime qu’on sente une continuité, une pulsation, qui vous mène du début à la fin ». Cette pulsation, je me souviens d’en avoir été particulièrement réjoui lors d’une interprétation de plusieurs de ses Hymnes et Motets par la Psallette de Genève. Et surtout, plus profondément encore, nous émeut ce chant pur, nourri d’une intense vie intérieure, qui dans presque toutes ses grandes œuvres, s’élève soudain: violon, hautbois, ou voix humaine. Le chant de l’âme inquiète et apaisée.

Pas de plus beau symbole du sens de l’œuvre d’art que celui-ci. C’est pour la Marienkirche de Lemgo libérée de la boue qui l’envahissait depuis des siècles que Bernard Reichel a composé son Gloria.